auteur : Laurence COROMINES pour le média ADN - article du 5 avril 2023
La tendance est connue : notre relation au travail est de plus en plus tendue, entre sentiment d’absurdité, épuisement et fatigue existentielle. Cela s'est traduit par la fameuse Grande Démission et autre quiet quitting, ou encore par des taux de burn-out records. Mais aussi par un ressentiment grandissant et un ennui contagieux. Un récent sondage indique que près d'un Français sur deux estime que son travail est sans intérêt et de plus en plus de Français s'ennuient en faisant leur boulot.
« Qu'est-ce que je m'emmerde ! »
C'est le cas de Maureen, 30 ans, rédactrice, qui pourtant mesure bien sa chance : « J'ai une vie de parfaite bobo. J'habite sur la côte bretonne, je me rends à vélo dans mon espace de coworking où la moitié du temps les gens sont à poil en train de se changer ou de surfer. Je suis en télétravail total : aucun boss pour me surveiller… Tous les indicateurs sont au vert. Mais qu'est-ce que je m'emmerde ! Avant, j'étais journaliste, mais j'ai choisi une voie plus sûre pour emprunter. Piégée par la sécurité financière, je me retrouve dans un job qui n'a aucun sens, qui me pousse à tout faire sur ChatGPT… » Pour échapper à ce sentiment d'ennui, Maureen s'engage au niveau local : « Je donne beaucoup de temps à des associations écolo qui me permettent de "tenir", je visite des tiers-lieux, fais du woofing, finance des associations type XR et Dernière Rénovation… Dans l'idéal, j'aimerais trouver un job en accord avec mes valeurs, mais ici il n'y a pas grand-chose. » Un peu difficile aussi de se projeter pour Norbert*, 31 ans, chargé de veille en région parisienne. Après trois ans en poste et deux années durant lesquelles on lui a fait miroiter une évolution de poste, le jeune homme est las. « Le salaire n'est pas ouf et mon utilité à la société proche du zéro. La preuve, c'est qu'on a été plusieurs à faire grève au bureau, et ce n'est pas comme pour les éboueurs ou les cheminots. Nous, lorsqu'on arrête de travailler, on ne paralyse rien du tout ! »
L'ennui n'est pas l'apanage des trentenaires hipsters. Daniel*, 53, est contrôleur de gestion dans une PME lyonnaise qui se porte bien. Et il admet volontiers « suffoquer d'ennui et d'exaspération » dès qu'il allume son ordinateur. Depuis plusieurs mois (ou peut-être des années, réalise-t-il, une lueur d'effroi dans le regard), il sent son intérêt pour son métier décliner, lentement, mais sûrement. « J'ai été élevé dans le respect du travail et de l'entreprise, mais après des décennies de calculs et de tableaux Excel, j'en suis arrivé à la conclusion que mon travail ne sert à rien, parce que mon entreprise ne sert à rien. Elle tourne sur elle-même comme un chien malade qui se mord la queue, et je contribue à la ronde. Ce serait sans doute différent si je participais à résoudre un problème important, mais franchement, ce que nous produisons pourrait tout aussi bien ne pas être produit, et tout se passerait de la même manière. Voire peut-être mieux. » Résultat pour Daniel : l'impression que les jours se suivent et se ressemblent, sans aucune échappatoire. « Je ne me fais aucune illusion. J'ai plus de 50 ans, deux enfants, un crédit... On nous vend l'idée de se réinventer, de changer de carrière. Je suis trop vieux pour repartir de zéro, j'ai peur de ne pas trouver ailleurs. Il ne me reste qu'à serrer les dents. Plus de 10 ans encore comme ça... J'en viens à avoir envie de me cogner la tête contre les murs plutôt que d'ouvrir un énième document Excel. J'en ai la nausée. »
Pétage de câble en bonne et due forme
Chez d'autres, cette nausée prend des formes différentes. Pour Louise, 25 ans, Marseillaise d'adoption, son CDI dans un élégant média parisien a failli déboucher sur un épisode semi-psychotique. « Le boulot m'a fait vriller le cerveau. Je commençais à faire des dingueries au bureau, je criais sur tout le monde, je me lançais dans des runnings gags... Ouais, je devenais folle en fait. Je faisais semblant de sniffer de la coke avec une paille en bambou qui traînait en utilisant du sel reçu dans un calendrier de l'Avent. Dès que la chanson Un ange frappe à ma porte de Natasha St-Pier passait sur Chérie FM, je me levais pour toquer et surprendre mes collègues. Je faisais vraiment ça 25 fois par jour, quand tout le monde était en bouclage, cela ne faisait plus rire personne, mais c'était devenu ma seule issue... » Le reste du temps, la jeune femme « pète des câbles sans raison. » Elle pouffe de rire : « Je me levais en claquant la porte et partais faire un tour. J'avais besoin d'être seule et de ne plus rien foutre. C'était viscéral, je ne pouvais plus bosser. »
Cette sensation, Stéphane*, 51 ans, ne la connaît que trop bien. Habitué à ne pas s'économiser et rompu aux rythmes « débilitants, effrénés et intenses », le directeur de la com d'une startup parisienne a craqué après que son entreprise ait réalisé une levée de fonds il y a un an. « À partir de là, il y a eu un basculement. C'est devenu un grand n'importe quoi : un délire de process, une orgie de résultats, une batterie d'outils à mettre en place et d'objectifs dégainés à tout bout de champ et sur tous les sujets. Cela est fait même quand cela n'est pas pertinent, pour rassurer les investisseurs qui ont sans doute été un peu menés en bateaux sur l'état réel de la boîte, et maintenant il nous faut rattraper un "retard" monumental et artificiel... » Depuis, Stéphane est en apnée. Malgré ses efforts, il peine à tenir. « On est pris dans une course aux objectifs un peu stupides, irréalistes, hors sol, et pour lesquels aucun budget n'est alloué. On m'a demandé par exemple de faire de notre startup une référence internationale en quelques mois... » Quand il souligne l'incohérence, on lui rétorque qu'il faut savoir être ambitieux. Face à cette pression insensée et croissante, Stéphane s'est effondré (littéralement) aux urgences. « Avant cela, je bossais sans cesse de 9h à 21h, j'avalais mon dîner en vitesse et me reconnectais sans faute pour la soirée car les notifications fusaient. Je ne voyais pas mes enfants, je passais le week-end à dormir pour récupérer un peu. C'était une vie complètement stupide. » En arrêt maladie depuis un mois, Stéphane reprend peu à peu ses marques. « Tout s'est arrêté d'un coup. C'est une chute vertigineuse dans l’inactivité qui m'a un peu abruti. Mais cela va mieux. Je vais au centre aquatique et au cinéma avec mes enfants. Ce n'est pas une vie extraordinaire, mais c'est une vie normale. J'ai terriblement relativisé. » Aujourd'hui, le quinquagénaire redoute le retour au travail. « C'est une angoisse totale. Je culpabilise d'avoir laissé mon équipe, je ne sais pas dans quel état je vais la retrouver. Et j'ai affreusement peur de renouer avec les échéances et le rythme infernal qui, je le sais, n'auront pas évolué d'un iota, puisque les données du problème n'ont pas changé. »
Les données du problème
Pour certains, les données du problème, ce sont les autres. Olivier*, 40 ans, travaille dans le développement informatique sur la Côte-d'Azur. Et son binôme lui rend la vie compliquée. Frédéric* a 55 ans, 15 ans de boîte, et aucune envie de bouger. Adorable, mais surimpliqué, stressé, pointilleux et soucieux de (trop) bien faire, il a mis en place une méthode de travail imparable : chronométrer toutes ses tâches via Clockify et enregistrer ses temps pour les conserver sur un tableau Excel. Cela pourrait être cocasse, sauf qu'il incite Olivier à faire comme lui et tient à lui imposer ses étranges manies. Olivier n'est pas le seul à souffrir de son rapport avec ses collègues. Pour Ilan*, 34 ans, chargé de projet dans un service d'étude parapublic en Aquitaine, le collectif de travail est prépondérant. Il évoque pourtant un « sentiment de malaise croissant dû à l'opacité des agendas des uns et des autres. » Notamment côté Direction. Alors qu'il ne demande qu'à bien faire son travail après de longues études, le jeune homme se sent pris dans les intrigues politiques. « L'atmosphère et les mécanismes de pouvoir ne sont pas toujours très sains. C'est usant, ces procédés ne m'intéressent pas. En outre, j'ai compris que mes collègues se posent peu de questions, assènent beaucoup de vérités péremptoires... Pour moi, la controverse, les questionnements et la remise en question sont primordiaux dans ma construction professionnelle, or ils sont ici complètement absents. La déception est grande : je me sens frustré à cause de la culture d'entreprise et de la relation autoritaire qu'exerce la Direction, et aussi décalé par rapport à certains collègues très corporate... » De plus en plus, Ilan débarque au bureau la peur au ventre.
On fait quoi maintenant ?
Se pose alors la question du départ. Si Ilan admet être un peu effrayé à l'idée de tirer une croix sur sa stabilité financière, il prévoit de tout faire pour partir « la tête haute » de son entreprise, sans pour autant savoir exactement ce qu'il souhaite pour la suite. Il se sent toutefois prêt à assumer un certain « déclassement économique », surtout pour travailler dans la transition écologique. Parmi les solutions souvent évoquées pour résoudre le problème que pose le travail aujourd'hui, Ilan reconnaît trouver le principe du revenu universel séduisant, sans être pour autant convaincu : « Cela pose le problème au mauvais endroit : cela tolère le capitalisme, puisque cela exclut la revendication de la socialisation des moyens de production, de réquisition de logements vides et interdiction de la surpropriété. Pour moi, c'est une fausse bonne idée. »
De son côté, Maureen identifie le revenu universel comme une possible alternative : « C'est une manière pertinente de gérer les inégalités. Je viens d'un milieu très modeste et bénéficier de cette petite somme m'aurait aidée à accomplir certaines envies ayant plus de sens pour moi. J'aurais pu éviter la case La Défense, par exemple. D'une certaine manière, le revenu universel nous dégage de l'hyper-productivisme, des jobs alimentaires… »
Et les autres ? Même s'il veut rester optimiste et espère toujours le meilleur de l'entreprise dans laquelle il a voulu s'investir sans compter, Stéphane pense à l'éventualité d'une rupture conventionnelle. De son côté, Louise a quitté son travail et gagne de l'argent en combinant les petits boulots. « Ce qui paye mon loyer, c'est la garde d’enfant. C'est un peu relou mais cela ne me prend que 3 heures par jour, et je suis globalement payée pour jouer à la pâte à modeler et à l'iPad. J'écris aussi, mais très peu, et je suis DJ en soirée. Tout cela me prend très peu de temps, et cela me va. » Elle a divisé son salaire en deux, ne met rien de côté, dépense tout son argent pour vivre, mais ne regrette rien même si l'angoisse la saisit de temps à autre. « En faisant un tour sur le site des retraites, j'ai réalisé que je ne l'aurai complète qu'à 67 ans, et j'aurai 900 euros. Je n'ai peut-être pas fait le meilleur choix mais cela me va, même si je flippe parfois de finir au RSA. » Elle rit : « Ma seule issue est une vie de magouille et d’arnaque à l'assurance pour devenir rentière. »
* le prénom a été changé
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